Pedro – Buenos Aires – 3 septembre 2006
Chère Joana,
Élias est arrivé ! Enfin …
Il a six ans et les yeux noirs tout grand, tout rond. On dirait toi, la première fois que Papa t’a amené à la maison. Tu étais si frêle et tu n’osais dire un mot. Élias, lui, joue tout seul dans sa chambre. C’est un enfant calme et tellement gourmand ! Ce qu’il préfère je crois, c’est le chocolat.
Nous aimerions passer Noël chez toi. Élias découvrirait Paris, la neige peut-être et tu pourrais le serrer dans tes bras. Qu’en dis-tu ?
Je t’embrasse
Ton frère, Pedro
PS : Réponds-moi vite, pour que je puisse m’organiser et prendre les billets à un bon prix.
Joana – Paris – 25 décembre 2006
Je n’ai jamais aimé Noël !
Tous ces gens qui courent dans les magasins à la recherche du cadeau idéal, pas cher et original. Comme si c’était possible ! Et puis, sait-on en réalité ce que souhaite l’autre ? Ce cadeau que l’on offre, n’est-ce pas plutôt celui qu’on voudrait recevoir ?
Je vois par exemple mon neveu, Élias, le fils adoptif de mon frère. Quel Noël il a eu ?!? Sous le sapin, une orgie de cadeaux. Avant ses cinq ans, ce gamin était un petit mendiant, c’est certain. Savait-il même que Noël existait avant de prendre l’avion pour Paris ? Et si le souvenir de ses frères et sœurs restés sur les trottoirs de Buenos Aires, le hantait … n’allait-il pas ressentir la douce amertume de l’injustice ? Celle provoquée par Pedro lorsqu’il l’a choisi, lui, plutôt qu’un autre ?
Et pourtant Élias a coupé tous les bolducs, déchiré tous les papiers colorés et vidé tous les cartons de leur jouet. Pour finir, il s’est installé dans le plus grand, celui de la voiture électrique rouge flamboyant offerte par son père. Pedro a toujours rêvé de posséder une Maserati rouge. Vous voyez ce que je veux dire …
Élias n’est pas un enfant très joyeux. Il est plutôt genre, silencieux. Quand il ouvre la bouche, c’est pour avaler un morceau de dinde aux marrons. C’est vrai, Pedro a raison, Élias est gourmand. Moi, je dirais plutôt affamé, pas encore rassasié, même. Mais bon, ce n’était franchement pas l’idée que je me faisais de mon futur neveu. J’avoue, j’étais un peu déçue. Et puis, il est entré dans ce carton et j’ai vu ses yeux briller, une brève fossette a effleuré sa joue. Ce carton, c’était son royaume. Et le mien aussi.
Toute petite, j’adorais me cacher dans les placards. Je m’y glissais, en secret. La maison de Buenos Aires était un vrai trésor pour cela, des placards partout. En fin de journée, c’était l’effervescence au rez-de-chaussée. Mes parents me cherchaient partout. Pedro criait, il me croyait perdue. Il pleurait, qui avait pu voler sa sœur ? Et moi, je dormais paisiblement sur un oreiller, au fond d’une penderie. J’adorais l’étroitesse des placards, me sentir enfermée, comme enveloppée par les murs. À la recherche de cette chaleur bienveillante, celle de ces bras que je n’avais jamais connus, bébé. Et puis, les armoires sentaient bon le propre, la lavande. Ma nouvelle maman aimait y glisser quelques brindilles entre les piles. Rien à voir avec la poubelle dans laquelle j’avais été trouvée. Si minuscule, sans intérêt, si peu que la femme qui m’a portée neuf mois durant, n’a même pas eu la délicatesse de laisser un mot, pas même un prénom.
Oui, je comprenais Élias et son désir de se retrouver enfermé dans son tout nouveau carton. Pedro n’était pas très content. Heureusement, sa femme Maïka a su trouver les mots pour l’apaiser.
Et moi, j’étais conquise. Élias était le neveu que je voulais serrer dans mes bras.
Le lendemain, je proposais à Pedro et Maïka de me balader avec lui, l’après-midi. Je voulais lui faire découvrir les rues parisiennes. Nous irions boire un chocolat chaud chez Angelica, le meilleur chocolat de Paris. Élias était d’accord. Chocolat, c’était le mot magique à prononcer, s’il on voulait le voir sourire.
Joana – Paris – 04 juin 2018
Le téléphone vibrait dans sa poche. C’était non ! Aujourd’hui, elle avait décidé de prendre soin d’elle et seulement d’elle. N’était-ce pas son anniversaire ? Et si Juan pensait qu’elle reviendrait sur sa décision, c’était non, aussi !
À présent, elle n’avait qu’un seul désir : reprendre son rituel pleine conscience. Ses rendez-vous avec elle-même avaient glissé, depuis bien trop longtemps, au fond de son agenda électronique. Jouer avec les rayons du soleil à travers les feuilles de Peuplier, se laisser bercer par le roucoulement des tourterelles, sentir la brise effleurer la pointe de ses cheveux qu’elle venait tout juste de couper, très court, c’était son plaisir à elle ; Et puis, elle aimait voir la Seine déborder de son lit, calme et puissante. Elle goutait l’instant pour ce qu’il était et non pour ce qu’il aurait dû ou ce qu’il devrait être.
C’est bien ce qu’elle reprochait à Juan et même à son frère Pedro. Ces deux-là remontaient malgré elle, à la surface de sa conscience. Son smartphone vibrait à nouveau.
Sans enthousiasme, plus par résignation que par désir réel, elle sorti le portable de sa poche. C’était Élias, son neveu.
Élias : T’es où ?
Joana : Bonjour Élias ! Ça commence par un bonjour une conversation normalement … non ?
Elias : Euh oui, pardon ma Tante, désolé. Oui Bonjour Joana ! Tu vas bien ?
Joana : J’essaie de profiter du soleil. On a eu un mois de pluie, ça n’a pas arrêté, j’ai cru que j’allais me transformer en poulpe géant, un vrai déluge !
Élias : Ah oui, j’ai vu ça, la Seine a débordé …
Joana : Ils en ont parlé jusqu’à Buenos Aires ?
Élias : Non non ! Je suis passé par le pont Louis Philippe …
Joana : Tu es à Paris ?
Élias : En fait, je suis devant ta porte … j’ai sonné et comme tu ne réponds pas, je t’appelle !
Joana : Tu es à Paris et tu ne m’as rien dit ?
Élias : Bah si là ! Je viens te le dire… c’est un peu compliqué en fait ! Tu rentres bientôt ? Je suis assis sur le palier, et j’ai vraiment envie de dormir ! Le décalage … tu sais …
Joana : Bouge pas ! J’arrive !
Élias : Ça risque pas …
Envolé le quart d’heure bien-être ! Joana sauta dans le premier bus. Que pouvait bien faire Élias à Paris début juin ? Pedro ne lui avait rien dit.
En sortant de l’ascenseur, Joana aperçu Élias allongé sur un bagage ridiculement petit. Il dormait à poings fermés. Il était beau, les traits fins. Sa coupe de cheveux était vraiment originale, un côté long et l’autre tout rasé. Au menton, un collier de barbe, bien découpée, ajoutait une certaine maturité à ce visage presqu’enfantin. Joana aimait l’allure décalée d’Élias, très féminine aussi, malgré la barbe. Pedro ne devait pas être d’accord. Elle en était sûre. Pedro aimait la banalité. Elle le rassurait. Ne jamais se faire remarquer, passer inaperçu, tels étaient ses mantras, c’était à désespérer. Mais, elle comprenait. Il fut un temps, être vu, c’était risqué la prison et peut-être la mort, même. D’un geste, elle chassa ses idées sombres et sourit, Élias était là ! Il était le fils qu’elle n’avait pas eu.
Au bruit des clés dans la serrure, Élias ouvrit les yeux. Il déplia son corps dégingandé, glissa dans la chambre d’ami pour s’endormir à même l’édredon. Joana déposa le baluchon à ses côtés et ferma doucement la porte après avoir déposé un baisé sur son front. Comme quand il était petit.
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