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Patchwork

par | Oct 10, 2020 | Esquisses | 0 commentaires

La chambre

10 Décembre 1843 – Emily

Il a neigé toute la nuit et une grande partie de la matinée. Keeper est allongé sur le lit, malgré mes ordres répétés de retourner en cuisine. Il regarde par la fenêtre. Tout comme moi. Je me demande s’il comprend la nature des saisons. Pourquoi l’horizon devient-il blanc cotonneux ? Cet été, il gambadait à travers la lande fleurie de mauve, la langue pendante, à l’affût d’un lapin ou d’une perdrix. J’imagine le rocher de Penistone. Si Père ne me l’avait pas interdit, je serais allée m’y asseoir pour contempler le paysage. Le blanc virginal sied si bien à la lande. Elle me manque.

13 Février 1905 – Virginia

Je suis restée alitée, plus de trois semaines, fiévreuse, sans goût, ni désir. Le ciel est gris, le vent siffle à travers la fenêtre. Les branches nues des arbres de Hyde Park luttent bien inutilement contre les rafales de pluie. Le souffle du vent me porte sur la lande. Les bruyères rousses se gorgent d’embruns mêlés de neige. Émily ne se serait pas laissée gagner par la grisaille. Elle aurait pris son petit tabouret de bois, aurait dévalé les collines délavées pour s’asseoir près du rocher de Penistone. Observer, respirer, oser vivre tout simplement.

26 Décembre 1999 – Ann

Tempête sur Paris. Cette nuit, les bourrasques m’ont réveillée. Je rêvais d’Emily. Elle était installée dans le petit salon du presbytère d’Haworth. Elle écrivait à son amie Virginia, mais les mots glissaient sur la feuille, l’encre s’effaçait. Rien d’étonnant. Lorsqu’on écrit en secret, les mots se cachent. Et puis, Virginia ne recevrait la lettre qu’après sa mort. Inutile de se tourmenter. Emily déchirait la lettre. Le vent hurlait. Les volets du salon claquaient sur la balustrade. J’ai ouvert les yeux, en apnée. La fenêtre de ma chambre était grande ouverte.

Le bureau / salon

02 Octobre 1845 – Emily

Branwell m’épuise. Il traine son âme du salon à la cuisine, de la cuisine au salon. Il passe et repasse devant moi, pousse à grand bruit les chaises autour de la table, tousse sans jamais s’arrêter et finit par s’écrouler dans le fauteuil qui se trouve en face de moi, à côté de la cheminée. Il le fait exprès.

Quand nous étions petits, il était drôle et tellement intelligent, toujours à inventer de nouveaux récits, de nouvelles aventures. Il était Bonaparte. J’étais le soldat Gravy. Nous fabriquions de tout petits livres. J’aimais Branwell. Plus encore, je l’admirais.

Aujourd’hui, je me suis fâchée. Il veut toujours que je m’intéresse à lui. Mais moi, si je suis assise à la table du salon, c’est pour finir mes Hauts de Hurlevent. S’il continue ses caprices d’enfant, je n’y arriverai jamais.

J’aimerais tellement avoir une pièce, rien que pour moi, pour écrire, au calme, sans Branwell !

02 septembre 1924 – Virginia

Cette maison, Monk’s house, quand nous l’avons achetée, je ne l’aimais pas autant que je l’aurais voulu. Trop petite, mal agencée, sans pièce d’eau, ni même une cheminée dans la cuisine. Mais aujourd’hui, après cinq années passées à faire sa toilette dans la cuisine, derrière un rideau, c’est une renaissance ! Les travaux sont enfin achevés. Les ouvriers ont abattu une cloison entre le salon et la salle à manger. La pièce est vraiment plus spacieuse, plus lumineuse aussi. Je vais repeindre les murs, en vert et jaune vif, couleur de la vie, couleur du soleil. J’ajouterai quelques fauteuils confortables et nous aurons enfin un salon cosy, comme je les aime.

Hier soir, Vanessa est venue avec Duncan, célébrer la fin du chantier. Elle m’a offert de jolies céramiques pour décorer la cheminée. Elle y a peint un bateau et un phare sur une mer bleu nuit.  Un clin d’œil à « La promenade au phare ». L’ouvrage est un véritable succès. Elle est tellement fière de moi. Je les adore tous les deux. Qui aurait dit que mes livres me rapporteraient suffisamment d’argent pour rendre Monk’s house plus confortable ? Certainement pas mon père.

14 janvier 2001 – Ann

Est-ce la tempête, le nouveau millénaire ou la femme de ménage ? Une envie irrépressible de renverser le cours de ma vie, reprendre les rênes. Nous arrivons au troisième millénaire, et rien n’a véritablement changé pour le genre féminin.

Chaque matin, la même routine, habiller les enfants, les déposer à l’école, à la crèche, courir à la fac, donner des cours, faire quelques achats pour remplir le frigo ou un rendez-vous chez le pédiatre. Une otite ? Un rhume ? Jeudi prochain, ne pas oublier : activités aquatiques.

De retour à la maison, un enfant dans chaque bras, le sac à dos rempli, ne pas s’asseoir dans le canapé du salon, au risque de s’endormir. C’est l’heure du bain, seul moment heureux de la journée où nous chantons, tous les trois, des comptines avec une cassette de Pimprenelle et Nicolas. Ensuite, les minots regardent le roi lion, le temps de préparer le repas.

Il arrive et chasse les enfants du canapé. Il veut regarder le 20h. Heureusement la purée pomme de terre carotte est prête. Nous mangeons et babillons dans la cuisine, lui au salon, devant son JT. C’est l’heure du coucher, le temps de la lecture. J’aime sentir la joue de Marius sur mon épaule. Il regarde les images. Margoline suce son pouce, cachée sous son doudou. Je ferme la porte, en silence.

Je n’en suis qu’au chapitre cinq de mon livre, il en reste huit à écrire. Je suis en retard. Je m’installe à mon bureau, juste à côté du lit et je tape frénétiquement sur le clavier de mon ordinateur. Si seulement, il acceptait que nous prenions une femme de ménage.

Le jardin

13 septembre 1846 – Emily

Charlotte n’a pas fermé l’œil de la nuit. Jane est ravagée, son cœur brisé. Rochester a menti dès leur première rencontre. Il est marié. Jane ne veut pas succomber à cet amour adultère. Elle s’est enfuie dans la lande, sans même un quignon de pain.

Mais Charlotte a peur pour elle. Elle n’a qu’une envie, lui offrir un nouveau foyer plus chaleureux, très vite. Hier soir, nous avons eu quelques mots, Charlotte et moi. Elle m’a agacée et la porte du salon a claqué.

Je suis pour martyriser un tant soit peu mes personnages. Sinon, quel ennui ! J’aime frissonner à l’idée que mon héros frôle la folie, voire même la mort.

Ce matin, je suis partie sur la pointe des pieds. J’ai pris soin pour une fois, de fermer tout doucement la porte d’entrée. La lande est au bout du jardin. Le soleil à peine levé, l’horizon était rouge sang, la terre encore humide de rosée et les bruyères en fleur. Mon cœur a chaviré. Partir à l’aventure est une source de joie, indicible !

Avec un simple manteau et une petite miche de pain, je vais parcourir la lande en solitaire, y dormir cachée sous les buissons. Je n’ai qu’un souhait : montrer à Charlotte que sa Jane est plus forte qu’elle ne le croit. Combien de temps vais-je tenir ?

02 avril 1924 – Virginia

Depuis les fenêtres de ma maisonnette en bois, je regarde Léonard jardiner. J’aime sa douce tranquillité, sa patience aussi. Il s’agenouille sur un coussin de cuir souple et retire les mauvaises herbes, une à une, le geste sûr. Un petit tas s’amoncelle à ses côtés. Il relève la tête et contemple le vol gracieux d’une hirondelle. Elle virevolte à l’affût d’un insecte ou d’une mouche. Elle file sous le toit, sa couvée piaille. Les becs largement ouverts, ils attendent leur purée de pucerons. Sans oisillon, cette hirondelle serait insouciante, libre de suivre un papillon, une libellule.

Nous n’aurons pas d’enfants. Cette décision, nous l’avons prise il y a dix ans. Je le regrette parfois. Mais j’aime tant ma liberté. Dans ma maisonnette, au fond du jardin, je frissonne au délicieux crissement de la plume sur le papier. Les mots se délient. Ils sont mes enfants. L’écriture apaise mes voix intérieures. Peu de femmes ont ce privilège : avoir un lieu pour écrire. Sans cette maisonnette, sans ce jardin si joliment fleuri, sans même Léonard, Mrs Dalloway ne serait pas. Il n’aura pas d’enfants. Je suis celle qui le prive de liberté, l’enfant qu’il chérit avec patience.

17 mai 2014 – Ann

Ce matin, grand soleil ! Je suis descendue dans le jardin pour planter et rempoter le citronnier, quelques succulentes et l’olivier laissés en hivernage dans l’atelier. L’air est si doux. Le cerisier pétille de minuscules fleurs blanches. Je me suis installée sous la tonnelle pour écrire. Pixi en a profité pour sauter sur mes genoux. Il ronronne.

J’admire les circonvolutions des branches du kiwi. Alors que la vigne file en ligne droite, le kiwi se tortille avec l’intention de s’enrouler sur le treillage. Les abeilles butinent. Leurs ailes infatigables bourdonnent. Chaque insecte est à son poste, le pollen voyage de fleur en fleur. Bientôt les fruits.

J’aime sentir la nature se réveiller, écouter la sève sourdre des racines jusqu’aux plus hautes branches et voir les bourgeons se dépapilloter sous la rosée, comme si c’était la toute première fois.

Un rayon de soleil m’éblouit. Les couleurs ont la candeur du printemps, le vert bleu pelucheux des feuilles à peine écloses, le violet franc des crocus et le jaune vif du forsythia. Étendu sur le fil, l’édredon rose bonbon diffuse, sous la pergola, une douce lumière poudrée. Le jardin se pare de mille et une promesses : cerises, pêches, raisins, kiwis, figues, myrtilles… Saura-t-il les tenir ?

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