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Pourquoi tu pleures ?

par | Nov 27, 2013 | Esquisses | 0 commentaires

Tranquillement, l’enfant arriva du fond du square et se planta devant la jeune fille. Elle lisait une lettre, le regard un peu perdu, à la recherche d’un endroit où s’accrocher.
–        Tu veux jouer à la marelle avec moi ?
–        Non !
–        Alors à chat perché !
–        Non plus …
–        Je veux jouer, je m’ennuie, moi …
–        Pourquoi ne vas-tu pas faire du toboggan ou de la balançoire ?
–        Je veux pas jouer tout seul ! Je veux jouer avec toi d’abord !
L’enfant capricieux prend la lettre des mains de la jeune fille et s’échappe en courant.
Elle court après son frère Oliver, furieuse qu’il lui ait chipé la lettre.
–        Tu m’attraperas pas !!
Margoline court et le gravier crisse sous ses pieds. Le soleil tape sur ses nerfs au moins autant qu’Oliver.

Margoline, ne m’en veut pas je dois te quitter.
Mon père est revenu . Il a parcouru le monde. J’étais si petit lorsqu’il est parti. Je pensais qu’il ne reviendrait jamais. La porte s’est ouverte, il était là. Cela faisait des années que je ne l’avais pas vu. J’avais le souffle coupé et mes jambes me retenaient. J’aurais aimé courir et sauter à son cou pour l’embrasser. Mais voilà, je ne suis plus ce petit garçon qu’il a quitté. Entre temps, j’ai grandi et suis devenu un homme. Un homme ne saute pas au cou de son père, même s’il en a très envie.
Margoline, je ne veux pas, mais je dois partir …

Oliver monte tout en haut du toboggan, il rit de sa farce, la lettre dans sa main, le bras tendu. Tu m ‘attraperas pas !! Margoline grimpe sur le toboggan, avec l’espoir de faire taire cet insupportable frère et surtout de récupérer sa lettre.
–        Oliver, s’il te plait, rends moi cette lettre ! C’est important, je dois savoir …
–        Pourquoi tu pleures Margoline ?
–        Je ne pleure pas …
–        Si tu pleures !

Les gouttes de pluie glissent sur la vitre. L’horizon est gris comateux. La brume de novembre enveloppe l’aéroport de ses fines gouttelettes d’eau glacée. La nuit tombe. A travers l’immense baie vitrée du hall, les lumières du tarmac se nimbent de douces auréoles mordorées. Au loin une balise clignote, signalant le début de la piste. Le brouillard s’épaissit, l’avion tarde à atterrir.
–        Pourquoi tu pleures Margoline ?
–        Je ne pleure pas …
–        Si tu pleures !

Oliver prend Margoline dans ses bras. Doucement il la berce et se souvient de leur première rencontre. C’était dans un zoo. Sa mère et le père de Margoline avaient convenu d’un rendez-vous en douceur, pour voir. Voir s’il serait possible qu’une nouvelle famille se construise autour de leur amour naissant. Oliver était petit et Margoline déjà bien grande. Pourtant, même s’il n’avait pu trouver les mots ce jour là, il avait senti son cœur s’emballer, son ventre se nouer, ses jambes se dérober. Au loin il avait vu la frêle silhouette de Margoline. La silhouette d’une enfant qui a grandi trop vite. Il avait couru vers elle, et au premier croisement du regard, il avait su que c’était elle … sa princesse, sa princesse de toujours. Le temps d’un bref instant, il avait senti son cœur s’emballé. M’aimera-t-elle un jour ?
Il s’était planté là devant elle, les yeux ébahis, silencieux. Tout le monde avait ri, sa mère, le père de Margoline et Margoline aussi. Personne n’avait compris qu’il était tombé en amour devant sa Margoline.

Le mois suivant, parce qu’il parlait toujours d’elle à sa mère, les deux parents décidèrent de s’installer dans une grande maison, près d’un square. Chacun trouva son bonheur. Les deux parents vivaient leur plaisir d’être ensemble. Oliver déployait tous ses trésors de séduction pour faire de Margoline sa meilleure amie.

Oliver était un enfant précoce, il aimait beaucoup lire et surtout écrire. Margoline avait plutôt la bosse des maths. Chaque soir, ils s’enfermaient tous les deux dans la chambre d’Oliver ou de Margoline selon qu’ils avaient à faire des maths, écrire une histoire ou encore réviser l’Histoire. Les soirs d’été, ils les passaient à jouer dans le square qui jouxtait la maison. Ces soirs là, Margoline retombait en enfance, jouant à la marelle ou à chat perché avec lui. Les rires fusaient à la tombée de la nuit, lorsqu’ils se racontaient des histoires de voleurs ou de fantômes, assis sur un des bancs retiré du square.
Margoline avait fini par se laisser surprendre par ce petit gamin attendrissant qui lui racontait des histoires le soir pour l’endormir. Parfois c’était elle qui comptait les moutons pour qu’il s’endorme.
Deux années passèrent ainsi. Oliver était aux anges, au près de sa douce, quand un jour Margoline rentra du lycée avec, accroché à son bras, un grand dadais au blouson noir. Oliver avait su à cet instant, que son bonheur s’était envolé, cloué aux ailes du blouson de cuir.
Oliver avait alors passé une année au purgatoire, sous le regard aveugle de sa mère qui définitivement ne comprenait rien, sinon qu’elle aimait toujours plus son homme.
Seul, il passait son temps à lire sous la couette ou rédigeait mollement ses devoirs, les deux oreilles coincées sous le casque de son lecteur mp3, pour éviter d’entendre le rire grave du bellâtre. Oui, il le savait bien, ses joues  lisses et sa voix fluette ne faisaient pas le poids face à la peau rasée et la voix musclée du bel ami !

Margoline ne le voyait plus, il était devenu transparent …
Pourtant, un matin de désœuvrement, alors qu’il traversait le square pour rejoindre quelques amis, il aperçut Margoline au loin, assise sur leur banc, une lettre à la main, le regard perdu. Son cœur vacilla. La boule au ventre devant ce visage sans vie, il arriva tranquillement du fond du square et se planta devant la jeune fille. Il n’aimait pas la voir ainsi.
Sans réfléchir, il se reprit à jouer l’enfant qu’il avait été, l’été d’avant le blouson noir. Il prit des mains de Margoline, la lettre, cause de tous ses soucis, et partit en courant, espérant réveiller sa princesse, de la torpeur dans laquelle elle était tombée. Il criait, il riait, Margoline le poursuivait. Pour un instant seulement, il revivait la grâce de leur bonheur passé.

Arrivé tout en haut du toboggan, alors que Margoline était tout prêt de le rattraper, il vit son visage en larme.
–        Pourquoi tu pleures Margoline ?
–        Je ne pleure pas …
–        Si tu pleures !
Ils étaient là, assis tout en haut du toboggan. Ils auraient pu être les rois du monde. Et, Margoline pleurait. Il posa doucement sa tête contre son épaule en lui rendant la lettre. Margoline  lui fit signe de la lire.

Ma douce, ma belle Margoline,
Si tu lis cette lettre aujourd’hui, c’est parce que tu viens d’avoir 18 ans depuis peu et que je ne suis plus, depuis bien longtemps.
Je voulais que tu saches que tu as été un enfant de l’amour. Ton père et moi, nous nous aimions profondément. Lorsque tu es arrivée au monde, notre – mon – bonheur était à son comble. Tu étais un si joli bébé et je t’aimais plus que tout. Je t’ai vu grandir, apprendre à marcher, commencer à parler et tes petits mots d’enfants étaient adorables. Pour rien au monde, je ne voulais te quitter, t’abandonner. 
Cette idée là était impensable, inimaginable jusqu’au jour où j’appris, lors d’un contrôle de routine que j’étais atteinte d’une maladie incurable. Il me restait un an à vivre.
L’idée que tu puisses grandir, vivre et rire sans moi m’est devenue très rapidement insupportable. Savoir que j’allais vous faire endurer la maladie, l’attente d’une mort certaine, la tristesse et l’angoisse de tous ces traitements à venir m’a fait prendre la décision que je devais vous quitter, toi et ton père, avant que la déchéance ne me rende laide et aigrie.
Un beau matin de printemps, je suis partie finir ma vie, au loin. Jusqu’à mes derniers jours, je n’ai pu effacer les regrets de n’avoir pas vécu à tes côtés. J’aurais aimé partager tes rires et tes souffrances. J’aurais aimé te voir grandir et devenir la belle jeune fille que tu es aujourd’hui.
Mon seul réconfort est de me dire que mon départ prématuré aura permis de vous éviter la douleur de me voir souffrir.
Ta maman qui t’aime
PS : Le notaire te contactera pour te donner les clés d’un petit studio qui m’appartenait et te léguer le montant des loyers qu’il a perçu comme gestionnaire de mes biens.

Ils étaient là, surpris de ce qu’ils venaient d’apprendre. Le square était devenu soudainement silencieux, vidé de ses mamans attentionnées, de ses chérubins turbulents.
Margoline savait que sa mère était partie, mais n’avait jamais osé demander à son père dans quelles circonstances. Lorsqu’elle abordait le sujet, son père restait évasif. Elle avait abandonné l’idée d’en savoir plus. Apprendre que sa mère l’avait aimé si fort au point de la quitter pour lui éviter le pire, la rendait profondément triste. Oliver voyait Margoline libre de vivre loin de lui. Il aurait voulu la retenir.

Quelques mois plus tard, Margoline partit s’installer dans le centre ville, vivre sa  nouvelle vie d’étudiante. Oliver ressentit alors la solitude. Margoline passait le voir de temps en temps. Surtout lorsqu’elle avait besoin de réconfort, lorsqu’une fois de plus son dernier petit ami en date partait pour une autre. Margoline avait pris, depuis sa petite enfance, un abonnement à l’abandon.
Oliver traversait parfois le square avec un pincement au cœur. Mais le plus souvent, il partait à la rencontre des autres. Il avait toujours aimé écrire et s’était fait une spécialité dans l’écriture de portraits. Il aimait parlé, posé des questions anodines, s’intéressé à la vie des autres. Il prenait des photos des personnes qu’il rencontrait au hasard de son chemin. Cela avait commencé au lycée, où il publiait chaque semaine, dans le journal du lycée, un portrait d’un élève ou d’un professeur. Ensuite la mairie, sur recommandation de son professeur de français, lui avait demandé d’écrire des portraits des habitants de la ville. Sa façon d’écrire était très appréciée. Le ton était vif, agréable à lire. Il avait son style pour dénicher en l’autre, ce qui le rendait important, unique.
Oliver entamait des études de journalisme et Margoline, un doctorat en bio-informatique, lorsque le père d’Oliver réapparu un jour, sans prévenir.

L’avion venait d’atterrir enfin. Il aimait la chaleur de Margoline, endormie dans ses bras. Il respira le doux parfum de ses cheveux sur son épaule. Ce départ était la décision la plus difficile qu’il n’ait jamais eu à prendre. Partir à la rencontre de ce père inconnu, découvrir d’autres façons de vivre et de penser, dans des contrées lointaines, écrire de nouveaux portraits, tel était son désir inavouable.
Dans l’avion, son père l’attendait. Oliver se pencha sur le visage de Margoline. Il s’approcha doucement de ses lèvres et l’embrassa tendrement. Il sentit le goût salé de ses larmes.

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