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Rendez-vous au L’ivre-mage, à Prague

par | Sep 16, 2015 | Nouvelles | 4 commentaires

– [ 1 ] –

Dès l’aube, elle avait parcouru les rues de Prague, le pont Charles, le quartier Josefov, contemplé l’horloge astronomique aux roues majestueuses, défiant le temps. Elle avait visité la ville sans la nuée bourdonnante des touristes, satisfaite d’avoir pu admirer ce joyau d’architecture, loin de la foule. Fatiguée de son périple, elle s’assoie à la terrasse d’un minuscule café au nom curieux de « L’ivre-mage ». Un homme s’y trouve aussi, studieux, prenant des notes.

Elle se place tout près de lui, comme pour se réconforter après une traversée en solitaire.

Elle étudie longuement la carte des menus pour commander enfin un café latte et une spécialité aux fruits rouges. Elle perçoit le regard de son voisin qui l’observe discrètement derrière son carnet de notes. Elle ne sait comment faire pour l’examiner à son tour, sans paraître impolie, lorsque la petite cuillère posée sur le bord de la tasse tombe à ses pieds. Elle se penche pour ramasser le couvert et en profite pour l’observer.

Il a la mine allongée, les joues taillées à la serpe, le nez long et droit. Les cheveux courts, la barbe naissante soulignent l’ovale d’un visage ferme et délicat. Des sourcils légèrement broussailleux ajustés à deux yeux rieurs apportent à l’homme un air malicieusement enfantin.

Sur cette terrasse retirée du monde, leurs regards se croisent. Elle plonge en plein milieu, dans le bleu de ses yeux. Il parle longuement sans qu’elle ne retienne la teneur de ses propos. Ses oreilles bourdonnent. Son âme se love dans la douceur inquiète des prunelles de l’homme assis en face d’elle. Sa voix est à la fois grave et feutrée. Les yeux perçants interrogent en même temps qu’ils disent la bonté. Tendresse, tout est dans l’espérance de son regard et du silence suspendu qui accompagne la question qu’il vient de lui poser.

Désir d’abandon, enlacée dans ses bras vigoureux, tandis qu’elle murmure au creux de son oreille des mots qui l’ensorcèlent, désir d’herbes fleuries dans laquelle s’enrouler, bercer, être bercé, désarmer, caresser le désir de croquer, d’être mordue, attachée, empoignée, happée, gouter aux fruits de leur désir dans l’humus d’une forêt aux parfums d’automne, s’endormir recroquevillés, nus, sous une fourrure alors que la neige annonce la dureté de l’hiver. Et puis, recommencer.

Attend-il une réponse ?
Ses paupières clignent plusieurs fois en même temps que ses yeux changent de direction, comme s’il s’inquiétait de ne pas obtenir la réaction espérée. Sous la joue, l’anxiété jaillit sous la forme d’un muscle saillant par intermittence. Las de son silence, il tourne son visage, laissant apparaître un profil aux pommettes prononcées.

Il examine les passants au loin et porte son regard à l’horizon, témoin de la limite invisible qui sépare leurs deux solitudes silencieuses. Il frotte de sa main son nez, son front puis ses cheveux, en signe de désarroi. Elle aperçoit au travers de ses cils, furtivement, un éclair formé du blanc lumineux de ses yeux pastels. L’éclat signe la fin de l’égarement, comme un réveil sonne le retour de l’âme en son corps endormi.

Il la regarde à nouveau, exprime de ses yeux toute sa bienveillance, alors que sa bouche muette esquisse un sourire auquel s’accroche une fossette, légère, éphémère. Il fini par poser ses yeux sur ses chaussures en mordillant sa joue en creux, par dépit. Ses lèvres pleines à l’instant du sourire viennent à se pincer, se fermer. Il l’observe à l’abri de ses cils blonds et bien fournis lorsqu’elle perçoit enfin le silence épais de leur conversation interrompue.
Quelle était la question ?
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– [ 2 ] –

Il rédigeait un article sur le poète Rainer Maria Rilke, assis à la terrasse du « L’ivre-mage ». Elle est venue s’asseoir tout à côté de lui. D’un sourire, elle s’est excusée pour le dérangement occasionné. Intrigué par cette nouvelle présence, si proche, il l’étudie tout en relisant ses notes. Elle a un visage rond. Ses cheveux sont bruns, souples et bouclés. La pâleur de son teint accentue le léger bleuté de ses cernes. Ses yeux sont très grands en forme d’amandes couleur châtain clair. Il a le désir de s’en approcher pour y compter les éclats mordorés qu’il croit distinguer depuis son fauteuil.

Délicatement de ses doigts fins, elle joue avec une boucle de ses cheveux, tout en examinant la carte des desserts. Parfois ses yeux se froncent, en même temps qu’apparaît un léger sourire, frémissant à l’orée de ses lèvres. Tout en elle est surprenant, indéchiffrable. Elle est profondément attirante.

Il ne sait plus quand ni comment à commencer leur conversation. Peut être, tout simplement, lorsque leurs regards se sont croisés au moment où elle ramassait la petite cuillère échappée de la tasse de café. Il lui parle depuis lors, sans pouvoir s’arrêter, inquiet de son silence et de son sourire rêveur, il veut la retenir, il a peur de la voir partir. Et pourtant, il perçoit une attente qu’il n’ose déchiffrer comme telle.

Tout en poursuivant son exposé sur la relation tumultueuse de Lou Andréas-Salomé et de Rainer Maria Rilke, originaire de Prague, il observe sa bouche pulpeuse, légèrement entrouverte. Le loup tapi en lui veut gouter au fruit rouge sang de ses lèvres captivantes. Il se retient et s’aventure à retracer la beauté de Lou Andréas-Salomé.
Elle lui ressemble singulièrement, la bouche pleine et sensuelle, le menton ferme, décidé, des cheveux indomptables et surtout son regard vif, audacieux, énigmatique. La coïncidence est troublante.

Il voudrait la séduire, capturer son désir. Il voudrait aussi oser prendre sa main, la caresser, effleurer ses lèvres, l’enlacer pour l’emporter au creux de sa tanière.
Sa beauté est à l’image de la maitresse de Rilke. Il imagine Lou Andréas-Salomé et Rainer Maria Rilke réunis à nouveau, sous le ciel de Prague, le temps d’une rencontre chimérique. Cette image la rend encore plus désirable. Il sent entre ses reins, cette ardeur instinctive l’envahir. Celle qui le pousse à exprimer, tout haut, ce qu’il désire tout bas : « J’aimerais vous embrasser, voulez-vous ? ».

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– [ 3 ] –

Je suis arrivée sur un plateau d’argent, entre le gâteau aux fruits rouges et le café latte, enroulée d’une serviette en papier prune. Je sortais de ma douche matinale, prise dans cette plaisante machine que mon propriétaire appelle lave vaisselle. Le serveur m’a retirée du panier, toute trempée. Ce garçon de café tout frais émoulu, est bien trop jeune pour savoir que je suis la plus ancienne petite cuillère du « L’ivre-mage ».

J’ai mélangé bien des cafés, entamé de nombreuses parts de gâteaux et j’ai surtout été tenue par des mains célèbres. Le café est minuscule. Pourtant, son enseigne au nom insolite et la quiétude qui en émane, attirent un très grand nombre de touristes. Les plus grands se sont rencontrés ici.

Au tout début je n’entendais qu’un léger bruit, quelques sons épars qui bientôt se transformèrent en une mélodie harmonieuse lorsque Dvorac m’immisça dans sa bouche. Il voulait garder le souvenir de la douceur de son dernier café à Prague. Il devait partir le lendemain pour New York.
Plus tard, Malher m’utilisa pour mélanger longuement son thé alors qu’il rédigeait une lettre à sa tendre et chère Alma. Il revint deux années après, avec Freud pour discuter de ses difficultés conjugales. Alma avait pris un amant. Ce jour là, j’étais dans la main de Freud, je me souviens avoir frémi sous sa main perspicace. De ce frémissement est né le désir d’écouter mes hôtes, comprendre leurs aspirations.

Il faut dire que quelques temps auparavant, j’avais été littéralement aspirée par Karl G. Jung, qui avait enfourné goulûment dans sa bouche, une part de strudel à la crème. Freud et lui discutaient avec amertume de leurs différents. Ce dernier n’aimait pas la gourmandise affichée de Jung.
Pourtant, à l’instant précis où les lèvres de Karl G. Jung m’enserraient pour retirer toute trace de crème sur mon dos, je compris que j’étais une petite cuillère bien particulière. C’est ainsi, je puis dire, que l’esprit me vint de la bouche de Jung.

Depuis lors, j’écoute, j’observe et j’essaie tant bien que mal de venir en aide à tous ceux qui me tiennent entre leurs mains.

Ce matin là, à peine déposée sur la table de la jeune femme, je perçus depuis le rebord de l’assiette à dessert, leur portrait se refléter, l’un sur mon dos, l’autre sur ma face. Leur visage s’accordait en tout point, leurs regards surtout, vifs, passionnés, malicieux. Ils me rappelaient ces deux fous d’amour, Lou et Rainer qui goutaient chacun à leur tour la mousse sucrée de leur café latte avec pour seule petite cuillère : moi. Quels ravissements de passer d’une bouche aimante à l’autre, amoureuse ! A la seule idée de pouvoir à nouveau ressentir cette extase, je me jetais à leurs pieds, au risque de me briser.

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4 Commentaires

  1. alain

    Ah le Point Charles au lever du soleil, un Pont vers toutes sortes de possibles, vers un café et ses rencontres insolites, vers les Saints engloutis des secrets de la Reine, j’ai adoré cette histoire…

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  2. Mireille

    Quelle histoire! Je me régale .
    Une petite cuillère chez Mireille posée avec négligence à côté de son iPad’ alors, j’ai tout vu,tout lu.
    Chut! Elle ne le sait pas…

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    • AnnT

      Oui au départ j’avais l’idée d’écrire l’instant d’une rencontre, vu côté femme puis côté homme et, finalement la petite cuillère s’est imposée, impossible de la faire taire :o)

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  3. Gaëlle

    C est réellement très agréable à lire. Je me suis délectée de tous ces détails qui rendent la scène vivante et palpable.
    Dorénavant je prendrai soin de mes petites cuillères.

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