À l’ombre du chêne liège
Le soleil brûle sur le chemin sec et caillouteux. Aucune ombre à l’horizon, si ce n’est la mienne accrochée à mes chaussures de ville. Le pas lourd, je gravis le sentier qui mène au lieu dit « Saignon-cul-sec ». Cul sec ou cul de sac, ce n’est pas une coïncidence, une plaisanterie flamande, sans aucun doute.
Les grillons crissent, j’essuie mon front dégoulinant de sueur. Au loin, le tronc d’un chêne liège m’appelle. M’y asseoir à l’ombre, me fait allonger le pas.
« Venez me voir, demain en début d’après midi, à mon office ». Jérôme Restac, notaire de père en fils, s’était présenté aux condoléances, une carte de visite à la main. Le cercueil de mon père, posé sur deux tréteaux recouverts d’un drap de velours noir, attendait qu’on le porte à l’incinérateur. A l’entrée du funérarium, des mains se sont tendues, des visages se sont crispés, des mouchoirs ont essuyé des larmes. Seul, devant les très nombreux amis de mon père, ma voix s’est nouée. Que dire, sinon qu’ils m’étaient inconnus. Tous se sont regroupés autour du caveau familial, en signe de recueillement. La main amicale d’Hermine Salé du Chou avait accompagné mon bras, pour poser l’urne dans sa niche.
Adossé tout contre la peau rugueuse de l’arbre, je ferme les yeux. L’ombre du chêne liège est bien maigre. Hermine Salé du Chou l’était aussi. A la lecture de l’avis de décès d’Arthur dans le journal, Hermine avait laissé un message sur le répondeur de mon père. « Cher Artium, je viens d’apprendre la triste nouvelle, appelez moi à ce numéro, Arthur m’était si cher ». J’étais invité le lendemain, pour le thé, 5 rue Mozart.
Il pleuvait, les feuilles volaient, arrachées par le vent d’automne. La nature procédait au grand nettoyage pré-hivernal, soufflant sur les platanes comme sur les vies. Celle de mon père s’était envolée plus tôt que prévu. J’arrivais au pied de l’immeuble haussmanien, trempé, l’imper dégoulinant. Le reflet des miroirs du hall d’entrée me renvoyait l’image d’un jeune homme de piètre allure, insignifiant. Quelle idée m’avait pris d’accepter cette invitation ?
« Entrez vous réchauffer Artium, quel temps exécrable n’est ce pas ? Donnez moi votre imperméable, il doit sécher avant que vous ne repartiez. Voulez-vous du thé ? Lait ou Citron ? Tenez, asseyez vous confortablement sur le sofa. Mon chat Gustav, vous tiendra compagnie, je reviens très vite ! » Dans la cuisine, Hermine Salé du Chou s’affairait, me laissant seul, face aux ronronnements de Gustav. Le salon était cossu. Une commode Biedermeier, un tapis persan, une lithographie de Klimt.
Hermine était apparue avec un plateau d’argent généreusement garni de pâtisseries viennoises. Elle versa le thé. Puis s’asseyant aux côtés du chat, elle entreprit de me parler de mon père, comme un ami d’enfance, un homme qu’elle avait toujours apprécié. Elle voulait se charger de l’envoi des faire-parts, inviter tous ceux qui l’avaient aimé de loin ou de prêt. Avant de partir, Hermine avait glissé dans ma main, une clé. Celle de la maison provençale de mon père à Saignon, au lieu dit Saignon cul-sec.
À travers le tissu de ma chemise, les écorces du chêne griffent mon dos, moite. Je tâte la poche de mon pantalon et en sors la clé d’Hermine. C’est une vieille clé, en ferronnerie noire, un peu rouillée. Le soleil descend à l’horizon. Une légère brise se lève, m’invitant à poursuivre le chemin. Arrivé au sommet du massif rocailleux, j’aperçois au loin une vieille demeure ceinturée de pierres d’ocre. Comme un écrin en plein désert, la bâtisse s’est entourée d’une opulente verdure, laissant les alentours secs et solitaires.
Maitre Restac à Saignon
« Bonjour Mr Waas, nous vous attendions » répond une caméra fish-eye imbriquée dans le pilier en pierre du portail d’entrée. La porte en vieux bois sculpté s’ouvre d’un seul claquement. Je viens à peine de sonner à l’interphone.
Le groom électronique est bien le seul appareil numérique de l’office notarial.
Quel contraste avec l’intérieur !
Ici, le temps s’est arrêté en 1940. Bureaux en acajou. Lampes en laiton patiné aux abats jour de verre vert. Murs tapissés de bibliothèques, elles-mêmes saturées d’archives. Du sol au plafond, chaque dossier est numéroté en plein et délié, puis classés soigneusement par la secrétaire, cheveux en rouleaux année quarante également. Deux à trois siècles d’histoires familiales sont confinés ici, du contrat de mariage à la succession jusqu’au testament semeur de discorde, inconnu des héritiers.
Jérôme Restac m’accueille dans son bureau, surchargé de piles de paperasses, de part et d’autre des coudes. Laissant croire qu’il est le seul notaire du Lubéron. L’homme à la veste poussiéreuse, m’invite à m’asseoir dans un fauteuil aux accoudoirs rugueux. Il se présente, récitant son pédigrée d’une voix aux accents du sud-ouest. J’apprends que l’office est dirigé de père en fils depuis plus de deux siècles. Même si lui déroge à la règle puisque gendre et non fils du précédent notaire.
– Artium, je peux vous appeler ainsi, n’est-ce-pas ?
Je hoche de la tête en signe d’acquiescement. Ma voix reste coincée en fond de gorge.
– Je connais la famille Waas depuis trois générations. C’est moi qui ai rédigé la transaction qui a permis à votre grand-père d’acheter la maison à Saignon, lieu-dit Cul-Sec. Une très belle demeure. Votre grand-père était le premier belge à s’installer dans le Lubéron. Tout le monde n’était pas forcément d’accord de voir un flamand s’établir ici, de façon permanente. Mais, votre grand-père a su se faire apprécier, et aujourd’hui je suis ravi de vous rencontrer. Votre père, Arthur, était un ami pour qui j’avais une grande estime.
– Vous avez de la chance, osais-je répondre, la voix engoncée. Je le connaissais peu.
Me Restac m’observe, surpris. Il bafouille et fait mine de chercher un document important dans le parapheur en cuir, posé devant lui.
– Je vous ai invité à venir me voir car votre père avait rédigé un testament dont vous ignorez peut-être l’existence.
Le sourcil interrogateur, Jérôme Restac attend une réponse. Face au silence, il ouvre une enveloppe dans laquelle se trouve une simple lettre rédigée de la main de mon père. Une écriture fine et rapide qui ne tergiverse pas avec le temps.
J’apprends alors, que j’hérite de tout, l’appartement à Paris, la maison de Saignon, plus le règlement d’une assurance-vie pour payer les droits de succession. Je suis surpris. Mon père, cette énigme, a pris le temps de s’occuper de mon avenir, lui l’éternel absent.
En échange de ce legs très généreux, je dois créer une galerie à Saignon, avec pour objectif d’exposer une partie des oeuvres cinématographiques d’Arthur Waas ainsi que celles de nouveaux cinéastes d’avant-garde encore inconnus du grand public. J’hésite, figé. Comment peut-il me demander cela, lui qui n’a jamais pris le temps de me connaître au delà de mes 8 ans ?
Jérôme Restac, supposant mon consentement, me tend fébrilement la lettre.
Un puzzle aux pièces éparses
Chère Hermine,
Je vous écris pour vous remercier très sincèrement de votre aide dans l’organisation de la cérémonie d’enterrement de mon père. Votre sollicitude m’a beaucoup touché. J’avoue avoir été déboussolé par tant de marque d’amitiés et de compassions de la part des ami(e)s de mon père. Je me suis senti très étranger, moi son fils, comme un inconnu découvrant une nouvelle famille. Je ne savais pas mon père, aussi apprécié, autant entouré. Pour moi, il était un homme sans attache, n’ayant qu’un seul intérêt dans sa vie, filmer. Je ne comptais guère pour lui.
Son testament me laisse sans voix. Je dois monter une galerie commémorative de son œuvre. Comment pourrai-je réaliser un tel travail alors que je l’ai si peu côtoyé ?
En visitant la maison de Saignon, j’ai retrouvé le parfum de mon enfance, pour les quelques rares semaines que j’ai passé dans cette villa, en plein été. Mes parents étaient déjà séparés depuis longtemps. Les arômes du café, mêlés aux odeurs de feux de cheminée. Le jardin, très arboré, vert comme un cristal de Malachite serti d’un mur de pierres ocre. Je fabriquais des tipis avec des toiles trouvées au grenier et des tuteurs en bambou. Je me souviens avoir dormi à la belle étoile, tel un petit indien des Amériques. Mais, ces quelques souvenirs ne suffisent pas à me donner une idée plus exacte de qui était mon père.
J’ai examiné chaque pièce de la bâtisse, une à une, cherchant à découvrir qui était cet homme aux yeux si clairs et à la barbe grisonnante. La maison est remplie de livres, de photos accrochées aux murs. Il y a de nombreux classeurs, des bobines de film, sans compter les articles découpés, archivés dans un imbroglio de boites à chaussures. Tout cela forme un puzzle aux pièces éparses. Je n’ai aucune idée de comment arriver à former le tableau final. Quel dess(e)in représente-t-il ?
Je me sens un peu perdu devant l’immensité de la tâche : découvrir qui était cet homme, le comprendre et l’estimer suffisamment pour que les éventuels futurs visiteurs de la galerie puissent l’apprécier à leur tour. Je me sens incapable aujourd’hui, de réaliser un tel exploit.
Je compte rester tout l’hiver à Saignon, avant de repartir pour Seattle et régler certaines affaires professionnelles. Mon intention est de consulter, classer, ranger tous les documents qui s’y trouvent. Si vous avez l’opportunité de passer dans la région d’ici fin mars, ce sera avec plaisir de vous rencontrer.
Amicalement,
Artium
PS 1 : J’ai remarqué sur de très nombreuses photos, le visage d’une femme qui ne me semble pas inconnu. Dans un tiroir du bureau de mon père, j’ai également trouvé une très grosse enveloppe au nom de Marie. S’agit-il de la même personne ? Avez-vous une idée de qui serait-elle ?
PS 2 : Gustav est aussi invité à Saignon. Ce sera pour lui l’occasion de venir chasser quelques souris.
À propos de Marie
Le TGV entre en gare alors que je déambule dans le hall, à la recherche du panneau des arrivées. Des voyageurs parcourent la station à l’architecture surprenante, une sorte de bateau renversé. Une cathédrale. Quelques touristes accrochés à leur valise, des grands-parents dans l’attente de leurs petits-enfants ou encore des pères divorcés patientant après leur fils qu’ils n’ont pas vu depuis des mois. La période est propice à l’expectative, c’est bientôt Noël. Devant moi, un couple et leur petite fille s’attardent devant un marchand de bibelots. L’enfant blotti tout contre la jambe de sa mère, m’examine avec curiosité. Je lui souris tandis qu’elle se cache dans les replis du manteau maternelle.
Une main frôle mon épaule. Hermine se trouve à mes côtés, vêtue d’un manteau en laine bouillie rouge brique, une écharpe vert canard l’emmitouflant. Le contraste est saisissant. A son bras, une sacoche grillagée, verte également, d’où sortent quelques moustaches. Gustav me salue d’un miaulement bienveillant.
Embarrassé, j’invite Hermine à monter dans la vieille Méhari de mon père, une voiture usée et sans confort. Je l’ai découverte sous une bâche dans l’atelier réservé aux bois de chauffage et autres ustensiles de jardin. Je m’excuse de l’inconfort mais Hermine est ravie. La voiture lui rappelle sa jeunesse. Je démarre un peu plus rassuré. Hermine cheveux au vent, sourit telle une adolescente, enchantée de prendre la route pour Saignon. En sortant du parking, j’aperçois au loin le couple avec la petite fille. Quelques pas derrière eux, un jeune garçon peine à les suivre. Il traîne des pieds. Son père le rabroue. Noël n’est sûrement pas la période la plus radieuse pour certains enfants.
– Vous avez finalement décidé d’accepter l’héritage de votre père ? demande Hermine assise devant un bol de thé fumant.
Le service à thé de la maison de Saignon, est loin d’être en fine porcelaine de Chine. Le bol est ébréché, jauni par les nombreux thés qu’il a infusés. Hermine paraît pourtant dans son élément. Gustav s’est échappé pour rejoindre le grenier, l’instinct lui assurant de trouver quelques souris de campagne, vivantes contrairement aux peluches inanimées, acquises par sa maitresse, dans une graineterie des quais de Seine.
– Mon père a tout organisé. Je reçois une pension pendant un an, le temps d’échafauder le projet. Une fois le plan approuvé par ce cher Me Restac, il débloque l’intégralité des fonds afin de réaliser les intentions posthumes de mon père.
– Vous allez donc créer cette fameuse galerie, en hommage à votre père ?
– Je n’ai pas trop le choix. Pensez-vous que je sois uniquement intéressé par l’argent ?
– Non, loin de là ! Vous avez à Seattle, semble-t-il, une très bonne réputation en tant qu’avocat d’affaire. Alors pourquoi vous lancer dans ce travail titanesque ? Votre père ne s’est jamais véritablement préoccupé de vous…
Un verre de whisky écossais entre les mains, je réfléchis longuement. Le breuvage à la saveur tourbée me plonge dans un passé lointain, tourmenté. Troublée par mon silence, Hermine coupe une fine tranche de cake aux raisins qu’elle a gentiment confectionné à mon attention.
– Enfant, lorsque j’ai compris que je le verrais de loin en loin, je me suis dit que son métier était bien plus enthousiasmant que de venir jouer au ballon avec un petit garçon sans intérêt. Tout ce temps qu’il a consacré à réaliser ses films ne doit pas être perdu. Si ses œuvres disparaissent, à quoi aura servi le sacrifice de notre relation ?
– Mon Dieu Artium, comme c’est triste de vous entendre parler ainsi ! Arthur vous aimait, cela ne fait aucun doute. Il aurait souhaité vous voir plus souvent. Mais quand votre mère est partie pour Seattle, avec vous dans les bagages, sans lui demander son avis, Arthur s’est senti floué. Il ne voulait pas la guerre. Il a abandonné. Trop vite certainement. Il avait l’espoir qu’une fois adulte, vous reviendrez le voir, en France. Malheureusement, sa disparition prématurée n’a pas permis de telles retrouvailles.
Les aveux d’Hermine m’émeuvent plus que je ne le souhaiterais. Je sens ma gorge se nouer.
– Je suis vraiment heureux que vous ayez accepté de passer quelques jours avec moi, ici, à Saignon. Le travail est laborieux et je découvre chaque jour de nouvelles photographies jaunies par le temps, des coupures de presse écornées, sans jamais pouvoir mettre un nom sur les visages. Votre aide me sera précieuse. Arthur n’avait en réalité pas besoin de poser de conditions à sa succession. En examinant ses archives, j’ai mille questions en tête. J’ai soif d’en apprendre plus sur lui. Et puis il y a cette enveloppe, à propos de Marie, qui éveille ma curiosité. Elle est si belle, et pourtant si lointaine. Inaccessible …
– Et bien ! Voilà que Marie vous a séduit tout autant qu’elle a charmé votre père en son temps, s’exclame Hermine, d’une voix sourde.
Vite…J’ai hâte de connaître la suite
A quand la publication?
Tu es une excellente écrivaine
Merci Martine pour le compliment :o)
La suite va venir, d’ici peu … je l’espère !
But who is Marie ??? I can’t wait anymore ! 😉
We will learn a little bit about Marie soon …
Le suspense est entier, cela donne envie de lire la suite! J’aime beaucoup les images aussi, les portraits, le village…Très prenante cette histoire, avec plusieurs mystères, la focalisation interner sur le héros fait que l’on adhère à fond à sa vision des choses. Pour le nom et le prénom, je crois savoir d’où cela vient ;-)…C’est vrai qu’il était hyper – sympa!
Belle intrigue, on est vite attrapé par l’histoire, et c’est encore plus croustillant quand on cherche les références qui t’ont inspirées derrière les noms, les lieux, les situations.
Bravo! Chapeau! Tu peux publier c’est sûr. Jolies photos aussi. Mais la suite?…
Toujours aussi agréable à lire. Du rythme, de l intrigue, de la beauté. J ai hâte de lire la suite.