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J’aime particulièrement mon cabinet. Il me rassure. J’ai choisi avec soin le mobilier. Un bureau imposant sans être ostentatoire, des rideaux épais nous protégeant d’un dehors peu hospitalier. La pièce est suffisamment grande pour y accueillir un fauteuil en cuir confortable et un divan recouvert d’un tapis ottoman rouge sombre. La bibliothèque située juste derrière mon bureau, montre l’étendu de mon savoir. Chaque livre, à la reliure épaisse, porte un titre doré en grec ou en latin. L’atmosphère bien qu’un peu sombre, est chaleureuse. Une lampe à l’abat jour vert bouteille, posée sur un guéridon près de la fenêtre, invite mes patients à la rêverie. Leurs rêves sont salutaires. Thérapeute réputé, je soigne la mélancolie, certaines névroses pathologiques ainsi que l’hystérie, un mal qui ne fait que s’amplifier en ce début de XXième siècle. Mon cabinet ne désemplit pas.
Ce jour là, en fin d’après midi, un jeune homme sombre, coiffé d’un chapeau melon noir légèrement trop grand, retenu par deux oreilles aux larges pavillons, s’installe dans la salle d’attente. Il n’a pas pris rendez-vous. Mon secrétaire n’a pas osé le renvoyer. Son allure est inquiétante.
Je l’invite à entrer dans mon cabinet. Il émet un léger bruit, avec sa langue. Maladroitement, il trottine en direction du divan. Avant qu’il n’arrive à destination, je lui propose de s’asseoir à mon bureau, pour remplir les formulaires d’usage et faire connaissance. Il fait mine de ne rien entendre et s’allonge, dans un soupir, sur le sofa. L’homme n’a toujours pas émis un mot, mis à part le claquement sec de la langue sur son palais. Je l’observe. Ses mains sont très mobiles, formant deux crochets palpant l’air ambiant, à la recherche d’une nourriture improbable. Les jambes recroquevillées sur son ventre pédalent doucement, dans une sorte de mouvement décousu, involontaire.
La situation du patient est alarmante. Il présente des symptômes que je n’arrive pas à identifier. Je n’ose émettre un diagnostic. Son mutisme ne favorise pas non plus la compréhension de la pathologie. S’agit-il d’une névrose ? A-t-il subi de mauvais traitements ? Est-il sous l’influence d’une quelconque drogue ? S’agit-il d’un virus ? Je suis assailli par le questionnement, interloqué par la singularité des manifestations physiologiques.
Je ne sais comment m’y prendre. Déboussolé par ce comportement inhabituel, je m’approche avec l’intention de prendre son pouls. A la vue de ma main effleurant son bras, il bondit brusquement. Une enveloppe glisse de la poche du manteau qu’il n’a pas quitté. Je la ramasse et constate qu’elle m’est adressée.
L’homme s’appelle Gregor. Il a été conduit pas sa sœur. Trop honteuse de la maladie de son frère, elle n’a pas osé se présenter. Elle indique en quelques lignes le comportement incohérent de son frère, son propre désarroi face au mutisme de Gregor, le déshonneur ressenti par ses parents. Très inquiète, elle s’en remet à mon expertise. Elle connaît ma réputation et souhaite l’attention du meilleur médecin pour son frère. Elle veut éviter la maltraitance. Ses parents ont signé une autorisation pour qu’il soit hospitalisé.
Le soir même, Gregor est interné, à ma demande, au service de psychiatrie du Dr Théodor Südeck de l’hôpital général de Prague.
[ – 2 – ]
J’étais un des matins de l’automne dernier à me promener au jardin des Plantes, en compagnie du Dr Torty, certainement une de mes plus vieilles connaissances.
L’homme avait légèrement vieilli depuis notre dernière rencontre, deux années auparavant. Casquette à rayures café crème, duffle-coat Prince de Galles et pipe en bois d’ébène, Sherlock Holmes pris en flagrant délit, les moustaches en moins. Les tempes grisonnantes lui donnaient fière allure, une sorte de sagesse justement acquise à la force du temps. Le Dr Torty avait longtemps travaillé avec le Dr Charcot, à la grande époque de l’école de la Salpêtrière.
Après quelques mois de tentatives thérapeutiques plus ou moins désespérées sur le cas Gregor, je m’étais décidé à écrire au Dr Torty, pour connaître son avis. La réponse, à ma grande surprise, arriva le lendemain par télégramme. Il m’invitait à le rejoindre à Paris, tout frais payé. Arrivé par le train deux jours plus tard, Torty était venu me chercher à l’hôtel. Nous traversions le Jardin des Plantes pour nous rendre à la Salpêtrière, tout en profitant des derniers rayons du soleil automnal. Torty souhaitait me parler seul à seul, dans la plus grande discrétion. Je m’inquiétais de la tournure que prenait cette visite. Que ce passait-il de si grave que mon vieil ami entourait d’autant de mystères ?
Torty me posa un grand nombre de questions sur Gregor. J’étais étonné de la pertinence de son interrogatoire. C’était à croire qu’il avait rencontré le malade à mon insu. Oui, Gregor était mutique depuis le début de sa maladie. Oui, il rampait plus qu’il ne marchait. Oui, il ne savait plus se retourner, s’il avait le malheur de se trouver sur le dos. Et oui encore, nous avions retiré le lit de la chambre. Greg préférait dormir dans un recoin de la pièce, bien à l’ombre.
Comment Torty pouvait-il connaître l’entière liste des symptômes de Gregor alors que je n’avais que très brièvement décrit son comportement dans ma dernière lettre ? Avait-il lui-même rencontré un cas de cette nature à Paris ?
Devant mon effroi, Torty hocha tristement la tête, en signe d’acquiescement. Ce n’est pas un seul cas mais des dizaines sur Paris, Londres également est touché par cette « métamorphosite cafardeuse », appelée autrement « Maladie de Kafka ». Pour l’instant, Prague est la seule ville de l’Europe de l’Est à s’être manifestée, mais il craint le pire. Les familles déshonorées n’osent dévoiler la maladie de leur fils. Car, seuls les hommes sont affectés par cet étrange syndrome. Les politiques au plus haut niveau ont été prévenus, mais pour l’instant, personne n’est prêt à dévoiler cette maladie abjecte.
A cette nouvelle, un frisson nauséeux me parcourt l’estomac puis, la poitrine. Une peur insidieuse m’enveloppe. Quelle est la cause de la maladie de Kafka ? Est-ce un virus ? Quelle est la période d’incubation ? Connaît-on le mode de transmission ? Le Dr Torty n’ose croiser mon regard. Muet, il m’invite de la main, à rejoindre l’école de la Salpêtrière.
S’agit il bien du début du XX eme siècle ou du XXI eme siècle qui semble pris de métamorphose cafardeuse, en tout cas la maladie s’est répandue en l’absence de remède, la littérature nous sauvera t elle des cafards ?