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Le Sarah Bernhardt

par | Nov 28, 2014 | Nouvelles | 1 commentaire

[Où il sera question de situer le personnage …]

Je lui avais donné rendez-vous, au Sarah Bernhardt, place du Châtelet, pour lui rappeler les bons vieux souvenirs, ceux de la grande époque, le temps de la gloire. J’étais assis à la terrasse, juste derrière la baie vitrée.
Dehors, la foule se déplaçait, tourmentée, Noël approchait. Un homme, les bras encombrés de sacs, cherchait à avancer, luttant contre la multitude de corps intrépides, de bras énervés, de pas filant à la quête du graal, le cadeau improbable.

Une mère accroupie, tentait de calmer sa petite, allongée par terre, tapant des pieds, le père Noël, bousculé, s’était envolé avant qu’elle n’ait pu lui donner sa lettre.

La nuit tombait. Il bruinait depuis le matin. J’attendais, impatient. Six mois que je ne l’avais pas vu. Tandis que le percolateur sifflait, le garçon de café se déplaçait entre les tables et les chaises, à la manière d’un danseur expérimenté, maitrisant parfaitement le pas de biche. Le Sarah Bernhardt méritait bien son « dancing boy ». A côté de moi, deux femmes s’installaient, ôtant leur manteau, elles riaient de l’adresse du garçon. Etrangement, aucune des deux ne portaient de paquets cadeaux. Alors que j’étais tout à l’exploration des jeunes femmes, il arriva, bousculant quelques chaises sur son passage. Le bruit m’interpella.
– Salut Ludger, comment va ? Ca fait une paye non ?
Gabin, ou mieux Blier, le père. Accroché au revers de sa veste, l’insigne rouge, signe de sa seule fierté, le ventre bedonnant, les joues lunaires, l’âge s’acharnait à faire de mon père, un bibendum.
Après quelques paroles d’usage et trois whiskys pur malt, j’en vins à la raison de notre rendez-vous.
– Dis-moi Papa, tu te souviens, ce jour où tu as arrêté Alfred Durandaux ?
– Oui … oui ! parfaitement ! Pourquoi ?
– J’ai fait un rêve que je ne m’explique pas très bien …
– Tu as rêvé de Durandaux ?
– J’étais assis dans le salon, tu sais ce petit salon vert et gris que vous aviez acheté toi et maman, juste après avoir déménagé. Tu venais d’avoir une promotion et vous aviez eu un appartement de fonction sur l’Ile de la Cité.
– Ouais, je vois où tu veux en venir.
– Ah ? tu lis dans mes rêves ?
– Euh non, bien sur que non. Allez ! Vas ! Continue ! Tu faisais quoi dans le petit salon ?
– Il y avait un journal, sur la table basse, le Parisien je crois, avec une photo de Durandaux. Je m’en souviens très bien parce qu’il avait un mine patibulaire, avec son œil de verre. C’était bien un œil de verre ?
– Oui ! Tout gamin, il était tombé contre une planche en bois, son frère l’avait poussé et la planche était imbibée de clous rouillés. Il a perdu son œil ce jour là et…
– Et je lisais le journal, dans mon rêve, je pleurais, les larmes coulaient tellement que le journal se désagrégeait, les mots glissaient du papier et tu les écrasais avec tes talons, comme on écrase les moustiques qu’on attrape en plein vol.
– Comment peux tu écraser des moustiques avec le talon, si ils volent …
– Papa, écoute moi ! Bon sang ! tu ne changeras donc jamais, toujours à vouloir trouver une solution là où il n’y a pas forcément d’énigme.
– Ok Ludger ! Je t’écoute, j’écrasais les mots et …
– J’avais quel âge quand tu as arrêté Durandaux ?
– Je ne m’en souviens plus très bien, c’était une histoire tordue, j’ai passé des jours et des nuits à le filer, lui et ses compatriotes. Ca a duré plus d’un an avant que j’arrive à le prendre en plein flag.
– Oui dans mon rêve, tu étais, comme une furie, pas rasé, les cheveux hirsutes, j’avais 10 ans mais tu semblais vieux comme aujourd’hui. Tu criais, je croyais de joie mais, en réalité, maintenant je me souviens, c’était de rage.
– Oui donc, je vois bien où tu veux en venir !
– …
Je l’observais, interloqué. D’une main, je frottais machinalement mon front, las de son arrogance.
– Pourquoi tu ne dis plus rien ?
– C’est toujours la même histoire. Je te parle de mon rêve et tu connais la réponse à mes questions avant même que je ne les ai posées.
– Ecoute petit Lu… Oui ! je dois bien t’appeler p’tit Lu, car tu étais un gamin à cette époque…
– Messieurs, messieurs, le café ferme. Je dois encaisser !
Autour de nous, le café s’était vidé, le percolateur ne chantait plus et Dancing boy était là, pressant, pressé de regagner son chez lui, retrouver sa petite amie, peut-être même son petit ami. Mon père s’est précipité sur son portefeuille pour régler l’addition, en silence. Nous sommes sortis. Dehors, il pleuvait pire qu’à Hollywood.

1 Commentaire

  1. Alain

    Parler à la place de l’autre, terminer ses phrases, anticiper ses idées ou ses rêves, ou comment faire de l’autre un être transparent et inexistant ?

    Réponse

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